Parution : 03/2013
Józef Teodor Konrad Korzeniowski patiente dans le corridor luxueusement décoré à la mode de cette fin de XIXème siècle. Son regard se pose sur la carte de l’Afrique où s’étendent les ramifications serpentines du fleuve Zaïre et la voie d’accès principale pour traverser le Congo. Józef est capitaine dans la marine Britannique – était plus exactement, jusqu’à ce que la crise du fret mette à mal les commandements au long cours. Le directeur de la compagnie propose les commandes d’un vapeur sur le fleuve comme moyen pour Konrad de participer au développement du territoire et à l’émancipation des populations. Comme d’autres puissances occidentales de l’époque, le gouvernement belge du roi Léopold s’entend à promouvoir la civilisation dans ces territoires reculés et barbares. Il quitte Bruxelles, après avoir apporté ses hommages à sa tante, la veuve Poradowska, qui n’a pas manqué de recommander son neveu en hauts lieux. Il entretiendra tout au long de cette aventure une correspondance régulière avec sa bienfaitrice. Embarqué depuis quelques jours, et longeant les côtes béninoises, Konrad entend résonner les cloches de l’entreprise de civilisation en cours. Un bateau de guerre français arrose la forêt, abondamment et à l’aveuglette, d’obus civilisateurs. Il détourne le regard de ce spectacle acclamé par le reste des passagers. Son voyage fluvial au Congo ne lui donnera pas l’occasion de se détourner de la vérité sanglante et terrifiante de cette colonisation hypocrite dans laquelle il s’est embarqué et dont il est même le capitaine.
Christian Perrissin et Tom Tirabosco racontent le voyage de Jozef Teodor Konrad Korzeniowski, alias Joseph Conrad (auteur de Au cœur des ténèbres), auteur témoin de cette colonisation honteuse portée conjointement par l’avidité cupide et la morale judéo-chrétienne. Résolument humaniste, le regard des deux auteurs sur leur illustre prédécesseur n’est pas innocent. S’il révèle le dégoût de Conrad pour la monstruosité de ses contemporains, il ne manque pas de souligner la passive impuissance de celui-ci dans cet environnement où sa vie était en permanence menacée. Le traitement minéral du dessin, par la technique du monotype, donne une profondeur crépusculaire à ce récit dont le scénario reste assez linéaire. Le lecteur se laisse aller au fil de l’intrigue aux méandres qui cachent ça et là un abîme d’horreur et d’inhumanité. Une expérience qui détruira Joseph Conrad l’aventurier mais donnera naissance à l’auteur génial et à une oeuvre qui n’aura de cesse de dénoncer la monstruosité de l’entreprise coloniale.
Sous couvert d’émancipation de populations jugées incultes et étrangères aux bonnes mœurs occidentales, une descente aux enfers où l’humanité est dégradée en deçà de l’animalité. Un rappel à l’ordre nécessaire.
Alain Lamourette
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