« Place au génie en marche! Je mets l’avant-dernière main à ma dernière invention! Je suis content! J’exulte! Je jubile! Je fébrile à toute vapeur! Et je donne un coup de marteau! Dans quelques instants, vous allez pouvoir assister à la démonstration de mes petits talents conjugués à la découverte du siècle! »
Voilà déjà 35 ans qu’un génie barbu du nom de Léonard arrivait avec fracas dans les pages du magazine Achille Talon. Après 40 albums, ses créateurs démontrent avoir toujours autant de passion pour leur personnage et de plaisir à lui faire inventer les machines qui apporteront joie à ses congénères et bobos à son fidèle disciple… Avec eux, nous parlerons aussi – sans langue de bois – du dessin animé arrivé il y a peu sur nos écrans et du « relooking » qu’ils vont offrir aux albums.
Chronique du Tome 39
Retrouvez la bande annonce de la série animée en fin d’interview.
Bulle d’Encre : Bonjour ! Le festival d’Angoulême puis le Salon du Livre ont mis Léonard à l’honneur, pour fêter ses 35 ans de carrière et son 40ème album. Alors que sa longévité est exceptionnelle, songeriez-vous un jour à laisser la série à d’autres auteurs, par lassitude ou pour vous consacrer à autre chose ?
Bob de Groot : Personnellement, non. Je m’amuse trop à l’écrire !
Turk : Et moi à le dessiner !
BDE : En 35 ans, les lecteurs ont vu défiler un nombre d’inventions impressionnant. Avez-vous un cahier où vous les notez toutes ?
BdG : Non, mais ce serait bien, et d’ailleurs il faudrait absolument toutes les recenser. Il y a des étudiants qui l’ont fait, je crois, sur un blog où on peut tout trouver.
T : Ça nous permettrait de ne pas faire deux fois la même invention.
BdG : C’est une idée, je crois que je vais reprendre tous les bouquins en rentrant…
BDE : Comment avez-vous fait alors pour ne pas vous répéter ?
BdG : C’est difficile à dire. En fait, on se sert souvent d’une invention déjà existante, comme une qui revient plusieurs fois avec quelques changements : la machine à remonter le temps.
BDE : Vous n’avez jamais eu non plus besoin d’ajouter de nouveaux personnages depuis Mathurine ?
T : Non, car le système fonctionne bien en vase clos, la plupart du temps. Sauf pour une histoire longue, où là c’est nécessaire.
BdG : Pour Mathurine, je m’étais dit qu’il serait intéressant d’agrandir les familles. Mais Léonard est toujours dans ses inventions, Basile est en permanence à l’hôpital, ça leur laisse peu de temps… Alors j’ai pensé qu’il leur fallait une femme de ménage. Quelqu’un m’a dit qu’il y avait déjà une servante qui s’appelait Mathurine, je n’ai même pas eu à chercher le nom !
BDE : Par la suite, vous n’avez pas eu envie de réintroduire des personnages qu’on ne voyait que sur un album, comme le Grand Albert ou le neveu de Léonard ?
BdG : Non, pas vraiment. J’ai par contre une idée où Basile retrouverait des cousins. Il a une belle et grande famille, on le voit quand Léonard s’en inspire pour nommer ses inventions ! « Il me faut un nom pour ceci, comment s’appelle la grand-tante de votre cousin par alliance ? Grillepain ? Parfait! » Tu imagines l’arbre généalogique ? (rires)
BDE : Les albums d’aventures et non de gags que vous faites parfois sont un peu comme une récréation ou au contraire sont-ils plus durs à créer ?
BdG : Ni l’un ni l’autre, ils arrivent quand on a le sujet. C’est vraiment quand l’occasion se présente…
T : Pour moi, c’est un peu différent, car les décors changent. Dans ce sens, c’est une récréation. Ça m’offre autre chose à dessiner que le labo ou la ville, même si les personnages se déplacent aussi avec les gags. C’est vrai que j’aime quand ça change, comme dans le tome 39 où ils héritent d’une maison au bord d’un lac italien. Mais quand on est dessinateur, il faut savoir se dire qu’on peut tout faire ! Toutes les situations peuvent se présenter. D’ailleurs ils ont bien été sur la Lune ou satellisé autour de Saturne, ce sont des petits défis qu’on doit relever. C’est ce qui fait qu’on ne s’ennuie pas.
BDE : Comment vivez-vous le fait qu’une série ait tellement de succès qu’elle éclipse les autres projets ?
T : En fait, on peut se contenter d’une seule série, ça dépend du caractère. Certains auteurs sont plutôt pantouflards…
BdG : Personnellement, je pense que si Léonard est la série qui marche le mieux pour moi, c’est que c’est celle avec laquelle je m’amuse le plus.
BDE : Pas de regrets pour une série comme Robin Dubois, d’où est pourtant issu le personnage de Léonard ?
BdG : Robin Dubois a aussi moins bien marché parce que nous l’avons abandonné neuf ans.
T : C’est pourtant une série qui a eu son succès à l’époque, dans le journal Tintin. Elle y est restée combien de temps ? 8 ans ?
BdG : Ça aurait du faire 8, mais c’est 7 ans.
T : Elle était même arrivée première au référendum du journal. Elle a donc eu du succès, comme Clifton, mais pas la même longévité, ce qui était voulu.
BdG : Peut-être que si on avait continué… Il y a beaucoup de nostalgiques de ces deux séries, on en a encore eu au cours des séances de dédicaces.
BDE : En créant Léonard, vous imaginiez continuer 35 ans ?
T : Non. Au contraire, ça nous faisait peur ! On se demandait ce qu’on allait bien faire avec ça…
BdG : Moi, j’ai écrit péniblement 10 gags, j’avais juste les personnages… puis j’en ai écrit un 11ème, un 12ème… Écrire un gag est un défi permanent, et ça m’amuse beaucoup !
T : L’important est de toujours s’amuser.
BDE : L’humour est bien une mécanique complexe ?
BdG : Celui qui m’a dit que c’était plus compliqué à écrire que du réaliste, c’est Jean Van Hamme. Je me demandais si je pourrais faire comme lui, il m’a répondu que la façon de démonter les mécaniques du rire était bien plus difficile et que je pourrais les doigts dans le nez ! C’est comme ça que j’ai scénarisé Des villes et des femmes, deux albums avec Philippe Francq sortis en 1987 et 1988.
BDE : Pour réaliser l’Encyclopédie des inventions, vous êtes-vous replongé dans les inventions ou aviez-vous déjà en tête celles que vous vouliez ?
BdG : En fait, on a fait le choix chacun de notre côté…
T : Et nous en avions énormément en commun !
BDE : Y en a-t-il certaines que vous aviez oubliées ?
BdG : Non, j’en garde toujours un petit souvenir.
T : Moi, je dois dire que j’avais oublié quelques gags. Je m’en rends compte car ma femme (NDLR : Kael, coloriste des derniers albums) est en train de recoloriser les anciens volumes et je supervise son travail. Je les reconnais bien sûr tout de suite, mais je suis parfois surpris de ce que j’ai fait ! (rires)
BDE : Pour créer de nouvelles inventions, suivez-vous l’actualité ?
BdG : Oui. D’ailleurs, hier soir encore, j’ai pris des notes en regardant la télé. C’est toujours intéressant, j’ai quelques trucs, mais (il s’adresse à Turk) je te laisse la surprise !
T : Non, pas ça ! (rires)
BDE : Il vous fait souvent quelques surprises en envoyant le scénario ?
BdG : Tant que je ne demande pas des chevaux ou des vélos de course…
T : Ah oui, il faut toujours tricher pour dessiner des personnages en robe sur des vélos !
« Nous allons refaire toutes les couvertures avec une nouvelle présentation… »
BDE : Vous rendez-vous compte que plusieurs générations de lecteurs suivent Léonard, certains l’ayant même toujours connu ?
BdG : Oui, les premiers enfants qui ont lu la série sont devenus ados, puis adultes, ils ont des enfants à leur tour et leur disent : « tiens, regarde ce qui me faisait rigoler quand j’étais petit ».
T : Hier (NDLR : le vendredi du salon du livre), on a dédicacé et il n’y avait que des adultes. Même un homme de 84 ans !
BdG : Une autre personne, à Lyon, nous a même demandé de dédicacer un album pour ses filles en disant qu’il voulait qu’elles aient le sens de l’humour !
BDE : Il y a aussi la consécration, avec le passage au dessin animé. Pourquoi avoir attendu si longtemps ?
BdG : Il faut le demander à l’éditeur.
T : C’est vrai qu’on a attendu…
BdG : Léonard en est au 40ème album en 35 ans. A chaque fois qu’on nous parlait d’un dessin animé, on se disait qu’on devait prendre un peu d’avance pour pouvoir s’en occuper. Maintenant il y a de quoi faire. Entretemps, on a refusé certains projets qui étaient hors contexte et allaient faire de la merde…
T : Ça s’explique en partie par l’âge des décideurs. Une génération arrive, en télé notamment, avec le souvenir de Léonard quand ils étaient jeunes. Avant c’était des vieux qui voyaient ça comme un truc étranger.
BDE : Vous avez eu votre mot à dire ?
BdG : On a fait des notes sur les scénarios qu’on nous expédie, toujours à renvoyer au plus vite. Mais je ne sais pas si j’aurais le courage de voir ça, car ces gens savent toujours mieux que nous.
T : « Ce n’est pas notre métier… »
BDE : Avez-vous le sentiment de perdre vos personnages ?
BdG : Le tromblon surtout. J’ai écrit plein de trucs avec le tromblon, sans me rendre compte que ça ne plairait pas.
T : Ils ne voulaient en fait plus du tout du tromblon…
BDE : Etiez-vous mis au courant du style qui allait être donné et de la 3D ?
BdG : Un peu, et on était très enthousiaste. C’était quelque part une consécration du personnage. Au début, pour nous montrer, ils avaient même repris une de nos histoires. On s’était dit que c’était formidable et que ça allait rouler…
Maintenant ils écrivent eux-mêmes et on n’est pas d’accord sur tout. Par exemple, ils ont décidé, arbitrairement, que Mathurine tutoyait Basile. Alors que tout le monde se vouvoie. Des gens pensent, dans les hautes sphères, que des personnes du même milieu social doivent se tutoyer…
BDE : Bizarre… En retour, est-ce que le dessin animé peut vous influencer ?
BdG : Je ne crois pas, car les responsables ont prévu une clause disant que si on reprenait une de leurs idées, on devait leur payer 60%… Et pour l’instant, je n’ai vraiment rien trouvé à leur piquer !
BDE : Ou quand l’auteur perd ses droits sur sa création… Sinon, êtes-vous aussi en train de travailler à d’autres séries ?
BdG : J’ai toujours plein de projets, en réaliste ou en humoristique. Mais à chaque fois que je me dis que je vais m’y mettre, crac, il me vient une autre idée pour Léonard. Travailler 35 ans sur une série, ça marque. Alors je la mets au brouillon… Je vais aussi écrire un vaudeville, je l’ai promis.
T : Moi je n’ai pas le temps. Léonard prend tout mon temps, j’ai même du mal à trouver un moment pour roupiller !
BdG : Tu as des heures pour être Léonard et d’autres pour être Basile !
T : La réfection des couleurs des anciens albums nous prend du temps. Nous allons aussi refaire toutes les couvertures avec une nouvelle présentation. En refaisant les couleurs, je retouche aussi beaucoup de choses, quelques personnages, etc.
BdG : Tu ne touches pas au premier, hein ? Il faut le garder comme ça. La disposition des planches est particulière, mais c’était adapté au format du magazine Achille Talon.
T : Non, je n’ai rien fait dessus. Il faut le laisser comme il est, les deux premiers ne bougeront pas.
BDE : Merci beaucoup pour toutes ces informations et pour cette passion intacte !
BdG & T : Merci à toi !
Propos recueillis par Arnaud Gueury.
Interview réalisée le 27 mars 2010.
Découvrez plus d’infos sur le site de la série animée.
© Editions du Lombard (Dargaud-Lombard SA)/De Groot/Turk/Kael
Photos © BDE
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