Rencontre avec Stéphane Créty, Sandrine et Sylvain Cordurié – Auteurs d’Acriboréa

« D’aussi loin que nous nous rappelons, à chaque fléau que notre espèce a connu, une génération de Thauma a vu le jour pour nous sauver. Le cas humain est complexe à régler, mais la naissance des Thauma a toujours tenu ses promesses. Voilà pourquoi nous supportons l’asservissement. Le temps s’écoule en notre faveur. »

Le 26 septembre est sorti le quatrième et avant-dernier volet de la série de SF Acriboréa. Incontournable pour les amateurs du genre, sa virtuosité graphique n’a d’égale que la richesse du scénario. Bref, vous le comprendrez, j’en suis fan! Pour vous convaincre qu’il s’agit de THE album de la rentrée, découvrez le trio d’auteurs inséparables en interview. Accrochez-vous, on décolle pour une autre planète!

Retrouvez les premières planches des albums à la fin de l’interview.

Bulle d’Encre : Bonjour ! Quelques jours après la sortie du tome 4 d’Acriboréa, pouvez-vous nous révéler quelques éléments de cet album (siouplait) ?
Stéphane Créty : Non ! Il va falloir l’acheter !
Sylvain Cordurié : Tssss ! C’est sa manière à lui de dire qu’il ne sait pas de quoi ça parle. Il dessine les cases les unes derrière les autres et, comme il a une mémoire de disquette, il évacue les informations datant de la veille pour se faire de la place. Un peu de respect pour ses problèmes, s’il vous plaît… Ne le tourmentez pas inutilement ! Vous allez me l’esquinter !
Sinon, le tome 4 tourne autour de la réunion entre le colonel Nathan Palliger et les derniers Incertains, dont bien évidemment Jasper. Pendant que les natifs de Ruivivar poursuivent leur plan et font d’Acriboréa le théâtre des combats, Palliger et ses protégés affrontent les Phasmides.
Sandrine Cordurié : En fait, moi je ne lis pas nos albums. J’en connais le contenu, contrainte et forcée parce que Sylvain m’oblige à l’écouter me raconter ses synopsis… Je peux seulement vous dire qu’il y aura des explosions, des avions, des vaisseaux, des armes… À quand une histoire de bisounours ?

BDE : Est-ce pour rendre l’attente des fans moins douloureuse que vous sortez les tomes aussi rapidement ? (Si c’est le cas, merci !)
StC : Mis à part le souci de nourrir ma marmaille (ça motive énormément), c’est juste le résultat d’un rythme naturel adjoint aux envies de l’éditeur. Au début de la série, Sylvain, Sandrine et moi nous nous étions engagés à cette rythmique, et même si ce fut exigeant, nous sommes assez fiers d’avoir tenu cet engagement. Par contre, pour les futurs projets, peut-être que nous reviendrons à un rythme plus sage (1 album tous les 8 ou 9 mois), histoire de se rappeler ce qu’est la notion de vacances…
SyC : Vacances ? Je ne connais pas… C’est un mot faisant partie de la liste d’ajouts pour l’édition 2008 du Petit Robert ? Stéphane a répondu. Donc, que pourrais-je dire de plus ? Rien ? Bon… D’accord…
SaC : Pas mieux.

BDE : De quelle manière travaillez-vous tous les trois ? Participez-vous collégialement à chaque étape ?
StC : La manière de travailler a évolué. C’est notre 8ème album ensemble. On se connaît. On anticipe. Sylvain propose son synopsis, on en discute. Circonstanciellement, on modifie. Ensuite, je m’approprie beaucoup (voire trop…) le récit, modifiant parfois l’approche. Les scènes d’actions sont souvent « bouleversifiées » par rapport au découpage ! Pas par perfidie, mais parce que je visualise très vite la scène, le rythme, les interconnexions. Ces images s’imposent, pas parce qu’elles sont plus pertinentes, mais parce que je les aime !!!
Sinon, pour la couleur, je donne quelques indications à Sandrine. Ce que j’indique surtout, c’est le jeu des ombres et des lumières, que je traduis graphiquement sur une copie vu que mon dessin est très ligne claire.
SyC : Comme nous sommes presque voisins, les rencontres sont faciles. Cela permet des échanges réguliers à toutes les étapes de la réalisation d’un tome. Sauf quand Stéphane décide d’hiberner. Il s’enferme, claque les volets, arrache le fil du téléphone… Bref, il passe en mode « VVP » (Veux Voir Personne). C’est son côté ours. Il y a des signes précurseurs avant chaque crise. Quand il laisse pousser tout ce qu’il peut de poils et de cheveux jusqu’à devenir un sosie de Sébastien Chabal (juste la tête, hein… des Stéphane, on en taillerait trois dans le colosse), c’est que l’hiver n’est pas loin…
SaC : Stéphane me laisse une grande liberté pour la mise en couleur et Sylvain me donne souvent ses impressions sur le rendu final (c’est pratique de partager le même bureau). Les planches achevées, je les soumets à Stéphane. Il m’indique s’il souhaite des corrections et de ce côté-là, il est assez sympa.

BDE : Depuis le temps que vous travaillez ensemble, vous devez vous connaître par cœur. Est-ce que chacun de vous pourrait dresser un portrait des deux autres avec ses qualités et ses défauts ? (Non, pas les défauts, j’attendrai la fin de la série pour vous les demander…)
StC : Sylvain a des soucis chroniques gastriques, il ne fume pas, ne boit pas, mange mal, aime MTV, les séries américaines chiantes et les films tirés de comics. C’est tout un programme ! Sinon, il est scrupuleux, honnête, franc… Je l’aime !
Sandrine grogne, jure comme un charretier, maudit la terre entière dès le matin. Elle a un talent fou. C’est un bonheur de « tailler des costards » à la moitié de la profession avec elle. Je l’aime !
SyC : Heu… impossible… Je n’aime parler que de moi… Comment ça, vous vous en foutez ? Vous savez qui je suis ?
Que dire sur Stéphane ?
Il est convaincu que j’ai flingué ses chiottes. Il a été obligé d’attaquer à la pioche pour en retrouver l’usage. C’est pour ça qu’il m’en veut.
Il fume un paquet de clopes à chaque séance de dédicaces, sans oublier de me préciser au passage que consommer de l’aspartame, c’est pas bon pour la santé.
Il fait de la moto après chaque visionnage d’Easy Rider, et se vautre une fois sur quatre.
Le jour de la signature de son premier contrat, il s’est offert une sciatique éclair dans les locaux de Delcourt.
Il détient le record mondial de la grippe la plus longue parce qu’il craint plus les médicaments que les microbes.
Partager une chambre d’hôtel avec lui relève de la tentative de suicide. Je suis d’ailleurs prêt à lancer une souscription pour réunir une somme permettant l’achat d’une paire de chaussures autre que celle qu’il porte depuis cinq ans. Sauvez-moi !!!
Il n’aime rien, déteste les gens, adore s’acharner sur les faibles et les démunis.
Bref, c’est un monstre !
Une fois, lors d’une tournée, il m’a même laissé le petit lit de notre chambre commune. C’est dire ! Collaborer avec lui est un cauchemar. J’en suis à mon troisième ulcère et je dois consulter mon cardiologue tous les mois. À part ça, tout va bien…
En grattant un peu, on doit bien pouvoir lui trouver deux/trois qualités. En fait, une seule importe : c’est un ami.
Quant à Sandrine, elle est parfaite. Elle rit tous le temps, sans forcément savoir pourquoi. C’est très agréable au quotidien. Bon, parfois, ça énerve un peu… On travaille dos à dos. Donc, quand on se tire la gueule, on boude en restant à un mètre (même pas !) l’un de l’autre. Absolument ridicule.
Le reste, ça ne vous regarde pas, bande de curieux !
SaC : Stéphane n’est pas très soigneux. Il n’aime pas que ses planches soient propres, immaculées. Une planche, c’est une tranche de vie selon lui, mais pas seulement. Ca représente aussi ses pauses café et les traces de tasses qui vont avec, les empreintes des pattes de son chat qui rentre du jardin et qui vient lui agiter son popotin sous le nez pendant qu’il est en train d’encrer, des bulles qui s’en vont autant de travers que sa raison penche, etc.
D’un autre côté, c’est un bonheur de le coloriser. Ce n’est pas toujours simple mais le résultat me donne souvent de grandes satisfactions. C’est un ami et je l’aime aussi !
Sylvain est un perfectionniste, il est têtu mais pas obtus. La BD, c’est sa vie et ma vie c’est lui (sans plus de détails). Je l’aime !
Quelle belle communauté de babas cool on forme !

BDE : On sent une certaine alchimie entre le scénario, le dessin et la couleur. Vous est-il arrivé de ne pas être d’accord sur quelque chose ?
StC : Tout le temps ! Et c’est vachement bien !
SyC : Naaan ! Pas tout le temps ! On s’accorde des trêves les jours fériés… En fait, Stéphane et moi sommes deux couillons. Comme nous sommes potes, on se complique la vie. Par peur qu’un désaccord ne provoque une brouille entre nous, on ne se dit pas toujours les choses, ou alors du bout des lèvres. C’est très certainement notre plus gros défaut commun. Mais on progresse… Et plus généralement, notre métier est synonyme de compromis (sans se trahir soi-même, c’est mieux). Sans quoi, on va dans le mur.
SaC : En ce qui concerne la couleur, les désaccords sont quasi inexistants. Je crois qu’on essaye de respecter les envies de chacun et ça se passe plutôt bien.

BDE : Comment est né le concept d’Acriboréa ? Qu’est-ce que chacun a apporté à l’ensemble ?
StC : Je dois prendre à ma charge la responsabilité de l’origine. C’était à la base un scénario écrit au lycée, mais avec la naïveté et les imprécisions dues à mon âge. C’était grotesque dans l’approche militante et humaniste un peu niaise. Sylvain a pris ce truc, en a viré 90% (salaud !) et en a ressorti un scénario original. De ma première mouture subsiste le titre imprononçable de la série…
SyC : Cette série, c’est du sur mesure pour Stéphane. Il avait envie de s’attaquer à la SF après (ou plutôt parallèlement à) Sälem et il m’a donné une ligne directrice. Avant cette expérience, j’étais convaincu que rien ne pouvait être aussi satisfaisant que concrétiser des projets strictement personnels. Depuis, et après un bout de chemin, je peux dire sans l’ombre d’un doute que mes meilleures histoires sont à l’origine soit des boulots de commande, soit une construction autour de l’univers d’un dessinateur. Comme je m’investis à fond quel que soit le schéma, ça ne fait pas de différence pour moi.
SaC : Au départ, c’est une affaire d’hommes. Par mon humble contribution, j’essaye d’accompagner le dessin de Stéphane, de le rendre le plus lisible possible et de ne pas parasiter la narration.

BDE : En science-fiction, beaucoup d’œuvres s’inspirent les unes des autres. Pourtant la vôtre est originale et parvient à renouveler un genre qui semble s’asphyxier. Quel est votre secret ? Y a-t-il eu malgré tout des influences extérieures pour sa création ?
StC : Aucune volonté de faire original. Juste l’envie de raconter une histoire qui nous est propre. Du point de vue graphique, les films Alien et Outland ont été des références permanentes (pas très original, avouons-le). Le genre y est développé sous un angle réaliste : pas de turbo-pistolet à tutu, mais du boulon, de la tôle rouillée, de la SF qui sent sous les bras !
SyC : On ne peut pas être vierge quand on réalise un projet dans un genre que l’on affectionne. Pour ma part, Hypérion (de Dan Simmons) fut LE grand choc. Qui connaît ce roman verra nécessairement l’empreinte qu’il m’a laissé. Nous voulions surtout réaliser une histoire « pleine ». J’entends par là qui donne au lecteur le sentiment, une fois le dernier tome refermé, d’avoir lu un récit dense et cohérent. Comme un bon roman. Si les amateurs du genre prennent du plaisir à nous lire, on a réussi notre pari. C’est le principal.
SaC : La SF n’est pas mon genre de prédilection. Donc, je me suis documentée. J’ai regardé ce que faisaient les autres sur des BD comme Sillage, les Ultimates, tout en essayant de garder mon style et le champ coloré qui m’est propre.

BDE : Cette série de SF est assez éloignée de Sälem la Noire. Dans quel registre vous sentez-vous le plus à l’aise et lequel vous inspire le plus ?
StC : Après ce long périple dans un réalisme glauque, on va revenir à nos premières amours, quelque chose de plus léger, aérien et graphiquement moins astreint aux règles du réalisme. Mais rien ne nous est interdit. Plus tard, on reviendra peut-être à une approche « acriboréenne ». On n’a pas fait le tour des questions qui nous taraudent. En vérité, moi j’aime dessiner. Après, des buildings ou des cabanes en rondin, le plaisir reste le même.
SyC : Chaque registre est intéressant. Et peut prendre différentes colorations suivant le ton et l’angle d’attaque propre au projet. J’aime la fantasy orientée aventure et saupoudrée d’une touche humoristique. Cela me permet de mettre en scène des personnages pathétiques. J’ai plus d’empathie pour ce type de profils que pour les héros purs et durs. Acriboréa est une belle aventure. Sinon, j’ai un goût prononcé pour les thrillers, peu importe le contexte ou le genre.
SaC : Après avoir bouffé du boulon et de la tôle froissée, j’avoue que Sälem me manque, un univers avec des vieilles pierres me ferait plaisir. Mais je n’aurai plus beaucoup à attendre…

BDE : Acriboréa est prévu en 5 tomes. La conclusion de la série est-elle prévue depuis le début ou l’histoire a-t-elle évoluée avec le temps ?
StC : C’était prévu dès le début en 5 tomes fermés, sans spin-off ou relaunch selon le devenir économique de la série. Remercions d’ailleurs Delcourt d’avoir tenu cet engagement.
SyC : Sur la durée, nous avons tout de même évoqué (entre nous uniquement) l’idée de one-shots (nombre indéterminé) axés sur Palliger avant qu’il ne soit contraint de quitter la Terre. Chaque tome montrant une période de sa vie. Je ne pense pas que nous le ferons, mais c’est un personnage que nous aimons. Il serait intéressant à explorer…
SaC : Ils ont tout dit.

BDE : Avez-vous encore des projets ensemble pour la suite ? Peut-on vous imaginer travaillant avec des collaborateurs différents ?
StC : Ben voui ! On veut pas se quitter. Mais je ferai peut-être un petit bout de route avec un autre scénariste pour un court moment d’ici peu de temps.
SyC : Nous sommes en pleine préparation du projet qui succèdera à Acriboréa. Quant à la deuxième question, en tant que scénariste, cela m’est vivement recommandé !
SaC : Je ferai également partie de la prochaine aventure. En tant que coloriste, je travaille déjà avec d’autres dessinateurs : Guy Michel sur Le Sang du Dragon et Nicolas Demare sur Merlin, La Quête de l’Epée, avec Jean-Luc Istin aux commandes de ces deux séries.

BDE : Pour finir, sur quelle(s) série(s) auriez-vous rêvé de travailler ?
StC : Les Ultimates… ou Blueberry. Mais bon, c’était pas gagné…
SyC : The Authority ou Hellblazer. Travailler sur un personnage de Marvel m’intéresserait, mais hors continuité. Captain America par exemple, avec Stéphane. Un jour, sait-on jamais…
SaC : La Quête de l’Oiseau du Temps… La bonne blague ! Le dessin de Loisel est un régal. Ca doit être fabuleux de le coloriser. J’attends aussi comme beaucoup le tome 6 avec Aouamri au dessin. Un bel album en perspective… Sinon, un jour peut-être, j’aimerais pouvoir coloriser des albums pour enfants, mais ce n’est pas d’actualité.

BDE : Merci à vous trois pour ce bon moment et bonne chance pour la sortie de l’album !

Propos recueillis par Arnaud Gueury.

Interview réalisée le 30 septembre 2007.

© 2006 Guy Delcourt Productions
© 2007 Guy Delcourt Productions
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